Télécom Paris Ideas
Innovation numérique et responsabilité écologique

L’innovation numérique et la responsabilité écologique : vers une convergence possible ?

Entretien avec Leonardo Linguaglossa, enseignant-chercheur à Télécom Paris, juillet 2024.

Mots-clés : basse consommation, économie d’énergie, optimisation, neutralité carbone

Léonardo Linguaglossa aborde pour Télécom Paris Ideas une question cruciale pour notre futur et pour celui de la planète : l’innovation numérique et la responsabilité écologique peuvent-elles aller de pair ?

Propos recueillis par Isabelle Mauriac

Podcast

Retrouvez cette interview en format audio dans le cadre du podcast Le ¼ d’heure du chercheur :

Podcast Michel Desnoues, Télécom Paris

Empreinte environnementale et sociétale

Leonardo Linguaglossa (source LinkedIn)

Léonardo, vous avez choisi de vous pencher sur les algorithmes d’IA et d’étudier comment concilier, d’un côté la course à leur performance, et de l’autre la maîtrise de leur impact carbone. Rappelons que l’ONU a récemment publié 17 objectifs pour un développement durable et notamment pour une sobriété énergétique, mais qu’il y est encore peu question du numérique, ce que vous déplorez. Il y a donc selon vous un réel besoin de travailler davantage sur ce sujet du numérique ?

Vous évoquez les objectifs de développement durable, les « ODD17 » qui visent à nous projeter vers le monde du futur qui forcément devra faire face aux conséquences du réchauffement climatique. Et c’est vrai que le numérique n’y est pas présent explicitement, d’abord parce que c’est un sujet transversal, ensuite parce qu’il est très difficile de comprendre quel est son impact de manière objective et exhaustive. Il est estimé que le numérique a un impact en termes d’émissions des CO2 équivalents de 4% par rapport à toutes les autres activités de l’être humain, ce qui correspond à la consommation d’un pays. Par conséquent, il est essentiel de comprendre quel est son impact, surtout en considérant que les méthodologies qui nous sont fournies pour les calculs de cet impact manquent souvent de clarté et qu’il n’y a pas de consensus au niveau de la qualité des données et des mesures effectuées.

Il existe beaucoup de données, de paramètres à intégrer dans ce calcul de la dépense énergétique du numérique, il y a une réelle difficulté. Prenons l’exemple de l’impact carbone de l’IA sur lequel vous travaillez, cet impact est souvent réduit à la consommation énergétique des serveurs, par exemple, qui exécutent les algorithmes alors qu’il y a bien d’autres sources d’émissions de CO2.

Je me réfère au guide des bonnes pratiques du numérique responsable qui appelle, parmi les grands principes pris en compte pour l’estimation de l’empreinte carbone des algorithmes du numérique, à intégrer tous les cycles de vie des équipements et des services numériques et non seulement leur usage. Un autre élément est de prendre en compte tous les impacts environnementaux et pas uniquement les émissions de gaz à effet de serre. Quand on prône l’électrification des services, qui est l’un des objectifs de la réduction des émissions de CO2, il faut prendre en compte le fait que les batteries requièrent des matériaux, il faut des métaux précieux, avec un impact environnemental important.[…] Donc je dirais que…

… plutôt que parler d’empreinte carbone, ce serait bien de parler d’empreinte environnementale. Il y a aussi une partie d’empreinte sociétale :

dans cet exemple, les métaux précieux seront peut-être extraits à l’aide de filières irrespectueuses des droits de l’être humain, donc avec un impact sociétal important.

Vous parlez de la durée de vie… plus elle est longue, plus l’impact carbone est réduit. Mais cela rajoute des paramètres ; la mesure n’est-elle pas trop difficile à obtenir si toutes ces données sont prises en compte ?

Il existe deux types de mesures. D’abord les mesures quantitatives, objectives : j’allume un serveur, j’utilise un service… Je peux tracer effectivement l’utilisation effective de ce service et je peux avoir des mesures. C’est ce que je fais dans mes recherches où je peux analyser par exemple la différence entre un gros serveur qui est allumé et qui consomme une certaine puissance et un autre, les « single-board computers (SBC) », des petits dispositifs connectés qui consomment beaucoup moins. C’est une mesure objective, qui peut être quantifiée.

En revanche, ce que l’on n’observe pas, c’est par exemple l’impact de la construction de ces techniques. J’ai travaillé dans le cloud : un de ses principes de base est le passage à l’échelle infinie, donc le fait que je peux installer autant de services que je veux… mais pour faire cela j’ai besoin d’un server farm

Les algorithmes et leur impact

Parlons maintenant du sujet sur lequel vous travaillez, la façon dont est mesuré l’impact carbone des algorithmes.
La partie fondamentale de la recherche que je mène est en fait de savoir si un compromis est possible entre les performances des algorithmes et leur impact carbone.

Performance non seulement en termes de débits, de rapidité des algorithmes mais de type d’information qu’il est possible d’obtenir avec une capacité de calcul donnée. Prenons par exemple des algorithmes d’apprentissage automatique qui ont besoin de beaucoup de données d’entraînement, donc de beaucoup de consommation énergétique. Leur mise en œuvre est source d’efficacité, mais peut-être existe-il une alternative plus écologique pour laquelle il n’y avait pas besoin d’autant d’entraînement ? Donc cela signifie qu’il faut comparer la quantité des ressources qu’utilise un algorithme d’apprentissage automatique et la quantité d’informations supplémentaires qu’il permet d’obtenir.

Par exemple la rareté des NFT (non fungible token) est artificielle car ce sont des objets virtuels. Mais pour mettre en place ce type de rareté, on utilise énormément de ressources de calcul, pour finalement obtenir en retour peu d’informations supplémentaires. Aujourd’hui avec les chatbots, les IA conversationnelles qui peuvent produire des messages, comme le ferait un être humain, ont besoin d’énormément de ressources, d’entraînement : le recours à un prompt de type ChatGPT a un impact carbone beaucoup plus élevé qu’une recherche sur Google, pour obtenir une quantité d’informations plus ou moins limitée, en fait.

Et les centres de consommation énergétique sont-ils forcément ceux qu’on croit être les plus importants ? Peut-on avoir des surprises ou des mesures qui s’avèrent contre-intuitives ?

Oui, aujourd’hui des intelligences artificielles sont utilisées partout pour mettre en efficacité des systèmes. Si j’ai un algorithme qui est utilisé pour optimiser l’empreinte énergétique de ces systèmes, le risque est de juste les déplacer vers l’algorithme utilisé pour obtenir cette efficacité énergétique.

Pour un numérique vertueux

Vous dites qu’il y a beaucoup de services « sur-ingénierisés » comme la fourniture de services cloud par exemple… Il faut peut-être aller aussi chercher des réponses dans la low-tech, du côté du logiciel mais aussi du matériel ?

C’est effectivement une autre dimension de nos recherches, où nous essayons justement de comparer les performances et l’empreinte énergétique entre un système classique (par exemple un système cloud qui utilise un certain type d’architecture pour fournir un service) et un système alternatif basé sur une interconnexion un petit peu plus intelligente entre des ressources positionnées dans le cloud. D’un côté, un système coûteux mais très performant, de l’autre des types d’architecture qui sont un peu plus low-tech donc avec un impact environnemental plus faible avec une moindre performance. Est-il possible de fournir un service à peu près équivalent d’un point de vue de l’utilisateur ?

Dans un monde idéal, il faudrait rechercher le meilleur équilibre entre performance et émission de CO2 avant de décider de la technologie utilisée ! Mais actuellement, comment les entreprises gèrent-elles cette problématique ? Font-elles certains arbitrages ?
Il y a une prise de conscience croissante, grâce notamment à l’intervention de l’État qui fixe des obligations aux entreprises :

la réalisation et la publication de bilans d’émission de gaz à effets de serre, mis à jour tous les quatre ans pour les personnes morales de droit privé et tous les trois ans pour l’État et les collectivités territoriales, la loi obligeant les fournisseurs d’accès Internet à produire pour chaque utilisateur l’empreinte carbone équivalent de son accès Internet (par exemple de sa consommation de vidéos ou de ses conversations téléphoniques) ; la loi obligeant les producteurs de technologies à indiquer l’indice de réparabilité de leurs produits, par exemple l’indice positif électronique, etc.

Seul bémol, les méthodologies peuvent être un peu arbitraires… Par exemple, certaines entreprises obtiennent une empreinte carbone neutre juste en compensant leurs émissions avec des projets de plantations d’arbres, des projets de couverture d’émission carbone ou des rachats d’émission carbone. Or, les compensations ne représentent pas une solution efficace face au problème. Ainsi pour la plantation d’arbres, il faudra compter des dizaines d’années avant que l’absorption du CO2 ne couvre les émissions que l’entreprise effectue maintenant…

Et ne pas couper un arbre est beaucoup plus efficace que de le replanter, donc il n’y a pas non plus forcément d’équivalence. C’est plus généralement ce que l’on observe aussi dans le cycle de vie du produit : le recyclage sera toujours bien moins efficace en terme de lutte contre le CO2 que de ne pas l’avoir construit !

Vous nous avez apporté beaucoup d’éléments sur la consommation énergétique du numérique, le bilan carbone et les façons de le réduire. Mais de l’autre côté de la balance, qu’en est-il des apports du numérique dans l’optimisation de l’empreinte environnementale ?
Oui bien sûr, parce qu’effectivement le numérique est aussi un outil dans la lutte contre le réchauffement climatique, par exemple dans la mise en place des systèmes d’optimisation énergétique.

La démocratisation de l’accès au numérique est à ce titre primordiale dans la lutte contre le réchauffement climatique et la stratégie de lutte doit utiliser des outils comme les algorithmes d’apprentissage automatique ou les techniques d’optimisation dans un système cloud.

 

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