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AI Act Game, un jeu créé à Télécom Paris

L’AI Act Game, un jeu créé à Télécom Paris pour tout savoir du règlement européen sur l’IA en 30 minutes

Thomas Le Goff, maître de conférences en droit et régulation du numérique à Télécom Paris, juin 2024.

[Télécom Paris Ideas] Thomas Le Goff

Alors que l’AI Act qui va réguler l’intelligence artificielle en Europe sera publié au Journal Officiel dans quelques semaines et prévoit un déploiement en plusieurs étapes, le sujet devient très concret pour les entreprises !

Pour les aider à s’acclimater au sujet et à mettre en place les mesures adaptées, Thomas Le Goff, maître de conférences en droit et régulation du numérique à Télécom Paris, a conçu un serious game, l’AI Act Game, qui permet de rentrer dans les obligations du texte de façon ludique.

Thomas nous présente cet outil, et nous en profitons pour faire le point avec lui sur les enjeux de l’entrée en vigueur de l’AI Act pour les entreprises.

Propos recueillis par Isabelle Mauriac

AI Act Game : une approche ludique de l’AI Act

Thomas, pouvez-vous nous résumer où en est l’entrée en vigueur de l’AI Act ?

Le texte est en cours d’adoption finale. Il a été adopté par les deux institutions européennes, le Conseil de l’UE et le Parlement européen. On attend sa publication officielle, ce qui lancera les délais pour l’entrée en application de toutes ses dispositions.

L’AI Act entrera en vigueur 20 jours après sa publication au Journal Officiel, donc vraisemblablement vers fin juillet 2024. Ensuite, on aura tout un calendrier d’entrée en application des dispositions : la catégorie des systèmes d’IA interdits le seront au bout de 6 mois, une deuxième échéance à 1 an verra la régulation des systèmes d’IA à usage général, puis ce seront les systèmes d’IA à haut risque et les obligations de transparence au bout de deux ans…. Toutes ces catégories, et les obligations en découlant, sont adressées dans le jeu.

Quel est l’objectif de l’AI Act Game que vous présentez cette semaine ?

AI Act Game (serious game)On peut dire que c’est un serious game, autrement dit un support pédagogique ludique. Nous l’avions pensé initialement pour nos élèves. Mais on se rend compte qu’il y a besoin de formation sur ce texte auprès de différents publics, que ce soient les ingénieurs, les juristes, les équipes conformités, les avocats… L’idée est de donner une première approche du texte avec ses principales dispositions, qui soit accessible à tous, sans prérequis en termes de bagage technique ou juridique, et de permettre une acclimatation assez rapide à ce texte (il fait maintenant plus de quatre cents pages !), qui a notamment été étoffé dans ses dernières versions par des mesures ciblant les IA génératives (absentes de la première proposition de 2021). Le jeu permet de s’y acclimater en 30 minutes.

Vous me disiez avoir travaillé précédemment avec des directions juridiques sur différents textes, comme le RGPD, avec des supports pédagogiques pour former les équipes juridiques ou informatiques. Comme pour le RGPD, l’idée est que les entreprises puissent s’en saisir et le déployer après dans leur organisation ?

Oui, ce serious game pourra servir de support d’information, de sensibilisation et même de formation. L’AI Act est un texte qui va avoir une importance similaire à celle du RGPD en matière d’intelligence artificielle et nous allons rentrer dans une période de mise en conformité de deux ans. Les entreprises vont devoir s’en saisir dans un délai assez restreint. De plus, six mois après l’entrée en vigueur du texte, les fournisseurs et utilisateurs de systèmes d’IA devront avoir pris des mesures pour assurer « un niveau suffisant de connaissances en matière d’IA à leur personnel et aux autres personnes chargées du fonctionnement et de l’utilisation des systèmes d’IA » (article 4 de l’AI Act). Les entreprises n’ont donc pas le choix que de s’acclimater rapidement !

Pour en revenir au RGPD, il y a de nombreuses similitudes avec l’AI Act :
D’abord, comme pour les « traitements de données à caractère personnel », la première mission des entreprises va être de faire une cartographie de tous les systèmes d’IA utilisés ou dont l’utilisation est prévue, puis les classer selon les différentes catégories de risques de l’AI Act (interdits, haut risque, usage général, etc).
Ensuite, comme pour le RGPD, va également se poser la question de la gouvernance et de la désignation des responsables de la conformité en matière d’IA dans les entreprises, puisque l’on croise ici, plus que jamais, des compétences juridiques et techniques. Toutes les entreprises concernées se posent effectivement la question de savoir comment elles vont s’organiser en interne pour mettre en place les bons process et être en conformité dans deux ans.
Enfin, on retrouve aussi des similitudes au niveau des sanctions… Une fois entré en application, il y aura des sanctions plus importantes même que le RGPD puisque les plus grosses sanctions pourront monter jusqu’à maximum 35 millions d’euros ou 7% du chiffre d’affaires mondial (pour les IA interdites).

L’AI Act Game met l’utilisateur dans la peau d’une équipe de développement logiciel qui doit développer un cas d’usage d’intelligence artificielle, et de ce fait, doit choisir entre différents cas d’usage ?

C’est cela. Et en fonction du cas d’usage que le joueur choisit, il a accès aux dispositions de l’AI Act qui l’encadre et il apprend quels sont les critères pour rentrer dans telle ou telle catégorie. L’utilisateur va faire la rencontre d’un petit robot qui va l’accompagner, qui va pouvoir également lui donner quelques informations générales sur ce qu’est l’AI Act, comment le texte est structuré, quelles sont les sanctions… Puis, l’utilisateur va avoir le choix entre quatre mises en situation, cas d’usage, et il va pouvoir naviguer pour découvrir les obligations qui s’appliqueraient à lui s’il était en train vraiment de développer ce cas d’usage.

Le but du jeu est de parvenir à se mettre en conformité avec toutes les obligations de l’AI Act, et pour l’utilisateur de jouer toutes les mises en situation, couvrant la grande majorité des obligations du texte d’une façon assez simple.

Cette connaissance globale du texte est nécessaire pour savoir si on est concerné typiquement. L’impact du texte variera nécessairement en fonction du secteur d’activité. Par exemple, si je suis une entreprise du secteur de l’énergie, je vais être concerné par le texte parce que les systèmes utilisés dans les infrastructures critiques figurent dans la liste des systèmes d’IA à haut risque. En revanche, si je suis une entreprise dans le luxe, évidemment, je ne vais pas être concernée au même titre, mais je pourrai l’être pour mes applications RH, par exemple, parce qu’on les retrouve dans toutes les entreprises. Si j’avais des projets d’IA pour évaluer mes candidats de façon automatique, il va falloir que je mette en place tous ces processus pour me mettre en conformité, peu importe mon secteur d’activité !

 

 

AI Act : une nouvelle réglementation

Pour parler un peu du texte lui-même, pouvez-vous nous résumer quelles sont ces quatre catégories d’IA réglementées par l’AI Act ?

La première catégorie est celle des IA posant un risque inacceptable : ces IA-là seront tout bonnement interdites. Parmi ces cas d’usage-là, on trouve notamment les systèmes de reconnaissance faciale à distance et en temps réel pour des finalités répressives. Si on ne remplit pas ces quatre critères-là (reconnaissance faciale + à distance + en temps réel + à finalité répressive), notre cas d’usage ne sera pas interdit, mais il serait quand même soumis à une obligation de notification auprès d’une autorité pour avoir une autorisation.

La deuxième catégorie regroupe les systèmes d’IA à haut risque qui, eux, ne seront pas interdits, mais seront soumis à une multitude de critères de conformité très exigeants, ex-ante, c’est-à-dire qu’il faudra se mettre en conformité avec des exigences très précises avant de mettre sur le marché le système d’IA. On a par exemple des exigences sur la qualité des données, imposant au fournisseur de documenter le choix des données qui ont été utilisées pour l’entraînement des algorithmes, comment je me suis assuré qu’elles n’étaient pas biaisées, qu’il n’y avait pas d’erreurs, etc. Ou encore des exigences de contrôle humain : les systèmes d’IA à haut risque devront être accompagnés de mesures qui permettent d’avoir toujours un humain qui supervise le système, en capacité de prendre la main si jamais il observe qu’il y a une erreur, ou de mettre un terme à l’opération du système si jamais il commence à dérailler. Tout cela doit être documenté et faire l’objet de processus de contrôle interne. Il y a en tout 7 grandes obligations à respecter : la mise en place d’un système d’évaluation des risques, la gouvernance des données, le contrôle humain, la transparence, la conservation de journaux pour assurer la traçabilité du système, la documentation technique et la précision, robustesse et sécurité du système.

Les entreprises vont donc devoir s’organiser, se doter de politiques internes, organiser une gouvernance, comme ce qui a été fait pour le RGPD en réalité, pour s’assurer que ces obligations soient respectées.

Pour savoir si un système d’IA est considéré comme à haut risque, il y a deux possibilités : d’une part, cela concerne les IA intégrées à un produit déjà soumis à un processus de certification par un tiers, au titre d’une réglementation dans l’UE, comme l’aviation civile, les jouets, les véhicules à moteur… D’autre part, l’AI Act dresse également une liste dans comprenant huit grandes catégories de systèmes d’IA considérées comme à haut risque, par exemple, les systèmes d’IA utilisés comme composants de sécurité dans les infrastructures critiques, comme la fourniture d’énergie, la fourniture de gaz, la gestion du trafic routier, mais également l’IA utilisée dans les fonctions RH, afin de faire de la sélection automatique de CV ou de l’évaluation de candidats par exemple.

Outre les systèmes interdits et les systèmes à haut risque, la troisième catégorie dans l’AI Act regroupe les systèmes d’IA « à usage général », qui renvoient en fait à tous les systèmes qui sont suffisamment généraux pour être appliqués à de nombreuses applications concrètes. Par exemple, Chat GPT est une application fondée sur un modèle de langue qui peut être utilisée par une entreprise, autant pour générer des supports de communication que des recommandations d’aide à la décision. Ce sont donc des modèles qui n’ont pas une finalité précise et qui sont soumis à des règles spécifiques.
Le fournisseur d’un modèle général ne peut pas forcément avoir connaissance de tous les risques, de toutes les applications potentielles. Mais il est important qu’il ait mis en place une documentation expliquant comment il a construit le modèle, qu’il ait étudié quelles sont ses limites et ses capacités, et qu’il ait fourni ces informations aux personnes qui vont les déployer par la suite, les « déployeurs » ou les utilisateurs, qui eux, vont appliquer le système à une finalité précise. Enfin, le fournisseur de tels modèles devra également garantir la traçabilité des bases de données qui ont été utilisées pour l’entraînement.

La quatrième catégorie dans l’AI Act correspond aux systèmes d’IA initialement qualifiés « à risque limité » et désormais nommés « certains systèmes d’IA », qui, si je résume, recouvrent ceux qui interagissent avec les personnes, donc les chatbots, par exemple, et les systèmes d’IA qui servent à générer ou modifier du contenu, comme ceux permettant de créer des « deepfakes ». Là, les obligations ne sont pas les mêmes que celles des systèmes d’IA à haut risque, puisque il n’est question que de transparence. Il faut par exemple que l’utilisateur sache qu’il est en train d’interagir avec un chatbot ou, si on fait de la génération de contenu, que le contenu soit systématiquement tagué, comme étant été généré par intelligence artificielle.

Et pour terminer, si j’ai un système d’IA qui ne rentre dans aucune de ces catégories, je n’ai pas d’obligation contraignante au titre du règlement IA. Il y a une incitation à adhérer un code de conduite, mais c’est aujourd’hui non contraignant.

Et la cybersécurité ? Des protections spécifiques sont-elles à prévoir pour les systèmes d’IA ?

Oui. C’est le cas pour les IA à haut risque, qui doivent présenter un niveau élevé de cybersécurité. Pour cette obligation, des standards techniques vont être publiés par la Commission ou par les instances de normalisation européennes, notamment pour définir les bonnes pratiques et les métriques à mesurer en termes de précision et de sécurité des modèles et des systèmes.
Pour les IA à usage général, les plus gros modèles, ceux qui présentent ce qu’on appelle un risque systémique, seront soumis à des obligations supplémentaires parmi lesquelles on trouvera, justement, des obligations plus importantes en termes de cybersécurité : les fournisseurs devront notamment tester le système contre de potentielles attaques, documenter les résultats et en informer les utilisateurs.

Télécom Paris : une caution scientifique

Pour en revenir au jeu, alors que beaucoup d’acteurs privés vont sûrement diffuser des guides ou des formations, en quoi le positionnement spécifique de Télécom Paris, la grande école d’ingénieurs du numérique, est-il un gage de crédibilité ?

Il y a une caution scientifique effectivement puisque tout le contenu du jeu a été produit par des enseignants-chercheurs. Il semble assez légitime qu’une grande école d’ingénieurs comme Télécom Paris, spécialisée sur le numérique, qui est dotée d’un département de Sciences économiques et sociales (SES) dont Winston Maxwell et moi-même faisons partie, se positionne sur un sujet si important.

Comme je l’ai dit, la formation à l’éthique de l’IA et à la future règlementation est essentielle à la fois pour nos élèves ainsi que pour le grand public, les entreprises et acteurs publics, afin d’assurer le développement d’une IA « digne de confiance » et respectueuse des règles juridiques en Europe.

Notre volonté est d’initier une dynamique d’intelligence collective, à l’Institut Polytechnique de Paris et auprès de nos partenaires. Nous allons commencer par diffuser le jeu auprès de notre réseau, et de personnes qui enseignent l’intelligence artificielle, qui pourront aussi l’utiliser, nous faire des retours, afin de l’améliorer ensemble et construire quelque chose de plus grand par la suite. C’est un support qui va vivre, qui va s’enrichir, au fur et à mesure des publications et de l’entrée en application du texte.

Nous envisageons par la suite de le faire grandir en un projet plus ambitieux, par exemple une plate-forme de formation en ligne sur l’AI Act, une certification ou un « passeport AI Act » avec des contenus pédagogiques, ludiques et accessibles.

On est au tout début de l’histoire et nous invitons toute personne intéressée à nous contacter pour contribuer à ce beau projet !

 

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