IA et industrie : vers une révolution maîtrisée ?
Stephan Clémençon, professeur à Télécom Paris, février 2025
Alors que l’intelligence artificielle transforme en profondeur nos usages quotidiens, l’industrie, elle aussi, connaît une métamorphose sans précédent.
Maintenance prédictive, jumeaux numériques, détection d’anomalies, reconnaissance de scène, cybersurveillance : les applications industrielles de l’IA se multiplient et redéfinissent les standards de performance et de productivité.
À l’occasion du lancement de la chaire AI4I (Artificial Intelligence For Industry) à Télécom Paris, en partenariat avec Airbus, Idemia et Renault-Ampère, Stephan Clémençon, enseignant-chercheur et pilote de cette chaire, éclaire les enjeux majeurs de cette transformation, ses défis méthodologiques et les questions éthiques qu’elle soulève.
Propos recueillis par Isabelle Mauriac
Une IA industrielle bien différente de l’IA grand public
Alors que l’IA grand public a fait irruption dans notre quotidien avec des outils comme ChatGPT, générant textes, images et recommandations de contenu, l’IA appliquée à l’industrie repose sur des principes, des données et des enjeux radicalement différents. « Ce que nos partenaires industriels attendent de l’IA, explique Stephan Clémençon, ce n’est pas une IA générative capable de créer du contenu, mais des modèles robustes, spécialisés et interprétables, capables de traiter des données complexes et critiques issues de l’imagerie satellitaire, de la biométrie ou de la surveillance des chaînes de production. » Contrairement aux modèles génératifs qui s’appuient sur d’immenses corpus issus du web,
Les applications industrielles de l’IA : des défis spécifiques bien plus exigeants que ceux rencontrés dans d’autres domaines
Leur niveau de fiabilité peut être critique. Une erreur dans la détection d’un défaut sur une chaîne de production ou un problème de classification dans un système de reconnaissance biométrique peut ainsi avoir des conséquences majeures. « Contrairement à une simple mauvaise recommandation de contenu sur une plateforme de streaming, une faille dans un modèle d’IA industrielle peut coûter des millions d’euros, voire des vies humaines », illustre Stephan Clémençon.
L’explicabilité et la transparence des décisions de l’IA sont également un enjeu fondamental dans l’industrie. «L’objectif est d’éviter le syndrome de la boîte noire, où les décisions prises par l’IA seraient incompréhensibles pour les experts humains. Un industriel doit comprendre pourquoi un modèle a classé une pièce comme défectueuse ou pourquoi un algorithme a détecté une anomalie dans un avion» poursuit-il. Enfin, la question des biais dans les modèles d’IA est une préoccupation majeure des industriels, par exemple dans les systèmes de reconnaissance faciale développés par Idemia.
« Il ne serait pas tolérable qu’un système biométrique fasse plus d’erreurs pour certaines populations que pour d’autres », souligne Stephan Clémençon. « L’IA doit être équitable et garantir une qualité de reconnaissance homogène, quelle que soit l’origine ou le genre des individus concernés. »
Frugalité et IA : une prise de conscience industrielle
Alors que l’empreinte carbone du numérique explose, la question de la frugalité des modèles d’IA devient un enjeu central pour l’industrie.
L’illusion du « toujours plus de données »
Les leaders de l’IA générative ont longtemps fonctionné sur un principe simple : « plus de données = plus de performance ». Cette approche pose cependant deux problèmes majeurs. D’abord un coût énergétique considérable, puisque l’IA nécessite d’énormes quantités de calculs et de stockage, ce qui entraîne une explosion de la consommation d’énergie. Ensuite une saturation de données non pertinentes : l’entraînement des modèles actuels repose souvent sur des bases de données gigantesques, mais mal sélectionnées, intégrant des biais et des informations non pertinentes.
L’industrie cherche un nouveau paradigme
Un exemple concret : Airbus, qui exploite des satellites générant des images haute résolution plusieurs fois par jour sur les mêmes zones géographiques. Le défi consiste à ne pas stocker inutilement des volumes de données gigantesques et à optimiser l’extraction des informations pertinentes.
L’IA face aux défis réglementaires et sociétaux
Le cadre réglementaire évolue rapidement pour accompagner cette montée en puissance de l’IA. L’AI Act européen, qui entre en vigueur en 2025, vise à garantir une IA plus transparente, plus sécurisée et mieux encadrée.
La question de la représentativité des données
L’un des points-clés de l’AI Act concerne la qualité et la représentativité des données utilisées pour entraîner les modèles d’IA. Un exemple frappant : dans les premières expérimentations de médecine prédictive, les modèles étaient principalement entraînés sur des données de patients occidentaux. Résultat ? Des performances médiocres pour d’autres populations, mettant en évidence un biais de sélection massif.
L’objectif est donc de documenter précisément l’origine des données et d’éviter les biais qui pourraient fausser les résultats.
L’IA générative : un défi pour l’éthique et la supervision
Les IA génératives, qui reposent sur des milliards de données issues du web, posent de sérieux problèmes en termes de propriété intellectuelle et de transparence. Comment éviter la reproduction incontrôlée de contenus sous copyright ? Comment garantir que l’IA ne propage pas des biais ou des fausses informations ?
Une piste de réponse explorée est l’intégration d’une supervision humaine plus fine dans le processus d’apprentissage, même si cela augmente le coût et la complexité du développement.
Vers une IA industrielle plus mature et responsable
Alors que l’IA devient un élément central du monde industriel, les défis qu’elle pose sont nombreux, mais des solutions émergent :
- Des modèles spécialisés, mieux adaptés aux spécificités des données industrielles.
- Une IA plus explicable et plus robuste, évitant les risques liés à la « boîte noire ».
- Un effort sur la frugalité, pour réduire l’impact énergétique de l’IA.
- Un cadre réglementaire plus strict, pour garantir la transparence et l’équité des modèles.
L’IA industrielle ne sera jamais une simple transposition des modèles grand public : elle doit répondre à des exigences de sécurité, de fiabilité et de transparence bien plus élevées. La chaire AI4I portée par Télécom Paris entend précisément relever ces défis et contribuer à façonner une intelligence artificielle plus responsable et adaptée aux enjeux industriels.
Loin de l’image d’une IA omnipotente et autonome, c’est une révolution maîtrisée qui s’amorce dans l’industrie :
… une IA plus performante, plus sobre et mieux encadrée, au service d’un progrès technologique durable.